(Wal Fadjri, 02 juillet 2003
LE SOLEIL, 07 juillet 2003)
Le Sénégalais de l’extérieur qui retourne au pays
a, entre autres, une angoisse viscérale : les sërica. Il doit
souvent, en deux semaines, distribuer, à gauche, à droite, le
fruit de quelques mois de dur labeur. Les sërica que je traduis par cadeaux
sont parfois deux ou trois fois plus onéreux que le prix du billet
d’avion. On a beau avoir la nostalgie du pays, on hésite, à
cause des sërica, à y mettre les pieds. Est-ce normal ?
Avant, le voyageur qui arrivait, donnait aux enfants des fruits achetés
en cours de route. Maintenant on doit lâcher des billets de banque aux
adultes. (Et je vous signale que les 500 et 1000 ne sont pas les favoris.)
Est-ce dans la constitution sénégalaise ? Me Wade qui s’y
connaît bien en droit devrait nous éclaircir sur cette loi.
Quand ils disent « : « Voilà mon fils bien-aimé
! », cela signifie : « Voilà de l’argent qui tombe
du ciel ! » A peine sortez-vous du lit que vous avez une masse de personnes
vous attendant dans la cour. « Un enfant a grandi ! », dit-on,
« La dernière fois que je t’ai vu, tu étais petit
comme ça. » ( En plaçant la main au niveau du genou).
« Tu ne me reconnais pas ? Je suis ta tante, ton oncle, ton grand-père,
etc. » et sans transition, on vous demande : « Où est donc
le sërica ? »
J’en connais qui, pour avoir la paix, vont dormir à l’hôtel,
ne laissant leurs numéros de portables qu’à deux ou trois
personnes qui ne les fatiguent pas.
Nos parents semblent s’imaginer qu’à l’étranger,
on ramasse de l’argent qui tombe par terre. Revenez un mois plus tard,
ils vous demanderont encore des sërica. Et il y en a qui choisissent
carrément leur sërica, et de la manière la plus malhonnête.
Quand ils savent que vous vous apprêtez à venir, ils vous disent
: « Amène-moi ceci et cela, je te rembourserai. » Il s’agit
généralement de produits de luxe et ils ne remboursent jamais.
Ils attendent patiemment la fin de votre séjour pour vendre ces produits
ou frimer avec.
Tout gorgorlu à l’étranger, vous dira qu’il reçoit,
au moins une fois par semaine, une lettre, un coup de fil ou un e-mail, de
la part d’un parent, d’un copain ou d’un voisin au Sénégal,
qui lui demande de l’argent. Sans parler de tous ceux qui réclament
de l’aide pour émigrer. Tout le monde veut partir et beaucoup
se font arnaquer pour obtenir des « visas négociés ».
Tous ces yeux implorants qui se braquent sur vous en disant : « Donne-moi
de l’argent » ! On se sent alors comme une bête traquée.
On évite telle ville, tel village, tel quartier, telle rue, telle maison,
même si on y a des êtres chers qu’on aimerait bien revoir.
Donnez cent francs à chaque Sénégalais, vous ne résoudrez
les problèmes de personne, beaucoup vous mépriseront ou vous
taxeront d’avare et nul ne vous en sera reconnaissant, mais vous vous
rendrez compte que vous aurez gaspillé un milliard de francs. Auriez-vous
gardé ce milliard pour vous-même, vous auriez réalisé
quelque chose avec, au grand bonheur de vos parents, amis et voisins. Voilà
certes un handicape au développement de notre pays. On ne peut pas
travailler pour gaspiller. Ces sërica ! Ah ! Quel cauchemar !
On évite alors de venir au pays et on envoie de l’argent à
des « gens de confiance » pour réaliser quelque chose.
Mais là aussi, on ne sort pas de l’auberge. Certains parents
se croient tout permis et prennent souvent ce qu’on leur confie pour
satisfaire leurs besoins. On n’a malheureusement pas assez relaté
dans les médias l’histoire de cet émigré qui avait
emmené son père à la police parce que ce dernier avait
bouffé les cinquante millions qu’il lui avait confiés.
On entend alors dire : « Emmener son propre père au tribunal
pour seulement de l’argent ? Bon Dieu, où va ce monde ? »
Je crois qu’on devrait se poser la question autrement. Qu’est-ce
qui donne à ce père le droit d’abuser de confiance et
de prendre cet argent pour aller jouer au Samba Linguère et épouser
une gamine sans doute beaucoup plus jeune que son fils ? Sait-il au bout de
quels efforts ces millions ont été obtenus ?
On nous dit que les émigrés font entrer 350 milliards par an
dans le pays. Je n’en doute guère. J’aurais même
tendance à penser que le chiffre est de loin inférieur à
la réalité. Passez une journée à l’aéroport
Léopold Sédar Senghor et vous verrez les émigrés
débarquer par centaines, ayant chacun, en moyenne un million à
laisser sur notre sol. Où va tout cet argent ? Plus d’un tiers
en sërica et le reste en villas, femmes et voitures.
Ce qui anéantie l’effort du Sénégalais vient de
sa propre famille. Même ceux qui n’ont jamais quitté le
pays ne s’en sortent qu’avec l’étiquette «
avare », c’est-à-dire qui ne distribue pas ses sous sans
compter. Mais ceux-là, une fois happés par la mort ne laissent
aucune trace. Que sont devenues les entreprises familiales de Djîly
Mbaye, Ndiouga Kébé, etc. ?
Les Sénégalais de l’extérieur pourraient jouer
un grand rôle dans nos économies, justement par le biais d’entreprises
familiales, s’ils n’avaient pas tant de sërica et d’autres
charges analogues sur leurs épaules.
On doit dénoncer cet abus de confiance dont font montre certains proches
parents. Non seulement on n'a pas le courage de mettre les pieds au pays,
parce qu’on ne dispose pas toujours, en plus du billet d'avion, de quoi
distribuer en sërica, mais on hésite à investir car n'ayant
pratiquement aucun relais de confiance sur place.
Comme je commençais à perdre espoir, ayant tendance à
croire que nous ne faisons rien pour nous en sortir, on me parla de l’Association
pour la Pérennité des Entreprises Familiales (APEFA). Elle occuperait
une niche intéressante et aurait un rôle majeur à jouer
dans le développement durable de nos entreprises. La disparition d’un
chef de famille ne doit guère entraîner la dislocation de son
patrimoine (ce qui est malheureusement le cas chez nous,) Et, ce n’est
pas parce qu’on a des liens de parenté qu’on doit tout
se permettre avec l’argent de l’autre. Mais combien de Sénégalais
ont entendu parler de l’APEFA ?
Il faut que les mentalités changent. Les donneurs de leçons
à la télé et à la radio devraient aborder le sujet.
Aussi, Moussa Sène Absa que j’ai eu l’honneur de rencontrer
à quelques occasions, nous rendrait un grand service s’il mettait
dans « Gorgorlu », l’émission la plus suivie par
nos parents, un émigré, de retour au pays, que les sërica
poussent au suicide ou que sais-je encore. Je vous jure qu’avec ces
cadeaux (billets de banque) obligatoires, il y a de quoi déboussoler
plus d’un gorgorlu. Mais ne fermons pas les yeux non plus sur certains
Modou-Modou qui viennent jouer aux millionnaires, faisant étalage d’une
réussite souvent douteuse. Les billets de banque pleuvent et des vaches
sont égorgées pour les accueillir. Cela aussi ne nous aide pas
à faire avancer le pays.
Et quand vous retournez en Occident, sur les dents et tourmenté, des
compatriotes vous demandent (souvent en riant) : « Où est le
sërica ? »
Bathie Ngoye Thiam.